Il en est des pipes comme de certains autres objets qui ont cette mystérieuse faculté de vous inviter au voyage. Néanmoins, un tel appel demande votre coopération bienveillante, voire votre abandon, et ces quelques lignes sont là pour vous faciliter cette tâche.

Elle est d'origine espagnole, elle se nomme "Cordoban".

Cordoue l'andalouse, Cordoue la magnifique.

Un esprit simple ne verra dans ces images qu'une pipe dont la finition simule le gainage en peau d'alligator sur laquelle on aurait voulu mettre en valeur les coutures, habituelles sur les pipes gainées.

Savinelli avec sa série Alligator, s'est essayé à ce jeu d'imitation avec, il faut bien en convenir, une réussite discutable. La Cordoban s'en tire bien mieux, et de beaucoup. D'un point de vue purement technique je ne connais pas de pipes dont la finition reproduit avec autant de réalisme et d'économie de moyens la peau du reptile

Croire que l'auteur de cette pipe aurait représenté les coutures d'un gainage est une idée qui ne tient pas une seconde. Il suffit de survoler ce chapitre des pipes gainées  pour constater que le fil ne se présente jamais comme des entrelacs. En revanche, je vous renvoie aux passementeries de "l'habits de lumière" (traje de luces) du torero ou à la riche décoration des costumes andalous pour vous convaincre de l'intention réelle de ce pipier.

Les yeux mis clos vous commencez à décoller. Espagne, chaleur, odeurs ...

By Christian Lacroix

Notre artisan a pris les mêmes traces que les plus grands couturiers français en décorant sa pipe d'arabesques.

Le mot est lâché.

Comment ne pas évoquer Cordoue sans souligner la plus belle influence Maure en Europe ? On ne peut pas oublier que cette ville a été sans conteste et pendant plus de deux siècles (850-1050 environ) la capitale culturelle de l'occident, que cela a été possible parce que les trois religions du Livre y vivaient non seulement en bonne entente, mais s'enrichissaient mutuellement, et en collaborant, ont fait faire un bond historique aux sciences (Physique, Mathématiques, Astronomie, Médecine), aux arts (Architecture) et à la philosophie. La main dans la main, ils y ont créé ce qui était à l'époque la plus importante bibliothèque de l'univers (~ 400 000 volumes). Cette ouverture d'esprit a permis au grand Averroès (Abu'l-Walid Muhammad Ibn Ruchd) de sortir Aristote de l'oubli ainsi qu'à plaider pour un Islam moderne réceptif à des valeurs universelles. Qu'on en prenne de la graine.

Vêtu de votre tout nouvel habit de soie que Samuel vous a vendu pour cinq pièces d'or la semaine dernière, vous déambulez à travers le patio. Le jasmin et la myrte embaument, les pinsons s'ébattent dans la fontaine au centre du jardin. Votre esprit est encore entièrement plongé dans "Commentaires sur la Métaphysique" d'al-Farâbi dont votre favorite Zahra vient de vous lire quelques passages. La chaleur de ce printemps 978 (au calendrier chrétien) vous rappelle brutalement à l'ordre. Le désir de se prélasser aux bains s'impose inéluctablement.

La mosquée de Cordoue

Revenons à notre pipe : Cordoue est indissociable du travail du cuir. Là aussi ce sont les Maures qui ont amenés avec eux un savoir faire et des techniques ancestrales au Maghreb, en particulier celle dont on parle constamment dans ce chapitre et qui consiste à recouvrir une sculpture en bois de cuir et de le colorer ou le dorer (Guadamacile, un nom d'origine arabe).

Ce massage vous a vraiment détendu. Vous réajustez votre turban et d'un pas décidé vous remontez la ruelle des tisserands bordée d'un nombre incalculable d'échoppes : lourdes tentures, tapisseries, et somptueux brocarts décorés aux fils d'or. En passant devant les papetiers (kaggàd) et les relieurs, vous saluez sans vous arrêter al-Idrisi car votre estomac grogne. Vous ne vous attardez pas sur le marché aux esclaves, car déjà de douces effluves chatouillent vos narines. Enfin, vous déboulez sur la placette ou les traiteurs jouxtent les rôtisseurs (sawwà) et les marchands de poisson frit (kallà), et là bas, les vendeurs de beignets (saffad), de gâteaux au fromage (muggabanàt) ou au miel... Réveillez vous dooooucement.

Apres ce voyage dans le temps et dans l'espace, une dernière petite précision s'impose. Puisqu'il est largement question d'artisans dans ces colonnes il n'est peut être pas inutile de préciser que le mot français "cordonnier" puise son origine dans le nom de cette ville majeure en Europe : Cordoue.

Loin de moi l'idée d'agiter le chiffon rouge et provoquer votre indignation à la vue de ces pipes scandaleusement vêtues de l'habit vert : il eut été impardonnable d'éluder ces pipes gainées pas très mûres même si elles sont assez rares. Il faut dire que durant les trente glorieuses, période qui correspond exactement à l'apogée des pipes gainées, on essayait, on tentait, on osait jusqu'à tutoyer les extrêmes.

Dans ce foisonnement on retrouve alors le pire et le meilleur. Encore faut il nuancer, car entre le vert pomme, le vert d'eau ou le vert de gris, l'effet des cuirs chlorophyllés n'est absolument pas identique. C'est pour cette raison que je vous propose de comparer trois pipes qui arborent trois verts très différents.

La plus effrontée des trois est sans aucun doute une pipe étasunienne frappée de la marque Withehall (1)

En admettant que votre pipe doive afficher haut et fort vos penchants politiques en vue des prochaines élections européennes, c'est celle-ci qu'il faudrait choisir. Imaginez Dany Cohn-Bendit, Dany le rouge, s'exhiber avec cette pipe verte : celle de José Bové en pâlirait de jalousie !

En France, les ateliers de pipes qui se sont aventurés sur ce terrain acide et bigarré l'ont fait avec un peu plus de retenue. Jean Lacroix à Saint Claude (2), connu pour avoir été un artisan qui a produit des modèles on ne peut plus classiques, a opté pour un vert anglais, sobre, profond, et pour éviter le clinquant, il a choisi un cuir retourné (ou Nubuck).

Le vert le plus discret se trouve chez Longchamp qui propose aussi une pipe en cuir retourné présentée dans un superbe coffret (3). On appréciera le mariage particulièrement réussi du satin rouge marqué du cheval d'or avec le cuir de la pipe.

La pochette assortie est une blague à tabac. Indépendamment de la démarche à la fois mercantique et esthétique, cela ne présente pas un grand intérêt pour le fumeur de pipe averti qui ne peut se contenter d'une seule pipe. La rotation de ses pipes va dépareiller l'assemblage pour lequel il aurait craqué chez son buraliste. Autrement dit, ce coffret serait plutôt destiné à un collectionneur soucieux de garder un témoignage de l'age d'or des pipes habillées de cuir.

Après cette volée de bois vert il ne vous reste plus qu'à chercher un de ces merles blancs : pour cela, inutile de consulter les pages jaunes.

Earl "Fatha" Hines, de son vrai nom Earl Kenneth Hines (1903- 1983), pianiste de jazz qui accompagna les plus grands et dont l'oeuvre en tant que soliste, surtout, est remarquable, a été fumeur de pipe tout au long de sa vie. Il ne dédaignait pas le cigare de temps en temps et fumait selon les périodes la cigarette. Evidemment cela n'a pas arrangé ses artères, mais il n'est pas interdit de penser que la bouffarde y était pour quelque chose dans son incroyable capacité à improviser. La pipe inspire.

La pochette de disque qui accompagne ces lignes révèle à la fois son goût pour les pipes droites et l'étrange manière qu'il avait de porter son instrument de fumage. Hines n'était pourtant pas prognathe.

Earl Hines vers 1930

Pour maintenir son engin à l'horizontale parfaite, il faut avancer la mâchoire inférieure, un exercice susceptible d'engendrer des crampes chez le premier fumeur venu. Notre homme tient la position naturellement tout en jouant avec la virtuosité que l'on sait. Cela est d'autant plus remarquable que la pipe qu'il arbore est une "pot", forme dont le foyer large et trappu n'en fait pas un poids plume.

Le lecteur pourra se faire une bonne opinion de cette forme de foyers aux contenances généreuses en admirant deux pipes gainées de cuir dont la première est une Savinelli.

Pipe Savinelli

La provenance de la seconde est plus complexe parce qu'elle est simplement estampillée "AMBASSADOR" et que cette dénomination a été reprise par nombre de marques telles GBD (Angleterre) ou Kaufmann Brothers & Bondi (USA). Mais dans ce cas je pencherais plutôt à l'attribuer à la maison Gasparini (Italie) qui avait l'habitude de recourir à ce label pour ses pipes d'exportation.

Pipe Ambassador

On comprendra avec ces deux exemples de pipes "pot" que tenir un tel engin à bout de mâchoire, ne serait-ce que 3 minutes, tout en essayant de jouer "Off time Blues" (.mid), relève du tour de force.

A l'instar des parfumeurs, Longchamp avait compris que le flacon était aussi important que le parfum. Leader sur le marché des pipes en cuir, cette entreprise a décliné les coffrets de pipes de toutes les manières possibles et immaginables.

Celui-ci propose trois pipes dédiées chacune à un temps dans la journée. C'est une démarche aussi naïve que de proposer une pipe pour chaque jour de la semaine.

En homme libre, le fumeur de pipe choisit la pipe qui lui convient en fonction de son humeur du moment, du tabac qu'il veut précisément déguster et en respectant le temps de repos de ses pipes entre deux fumages. Alors, les trois étiquettes Morning, Afternoon, Evening (Matin, Après-midi, Soir) qui les positionnent ne sont certainement pas prévues pour le propriétaire des trois pipes.

Ce genre de coffret était destiné à faire craquer une personne susceptible de faire un cadeau. Sans doute peu avertie des us et coutumes des pétuneurs, on allait chercher à la séduire par un gadget commercial pour convaincre d'acheter trois pipes d'un coup.

Offrir des pipes est une chose délicate, pour ne pas dire très risquée. Le propriétaire de ce coffret n'a jamais bourré les deux pipes "Morning" et "Afternoon" quant à la pipe "Evening", elle n'a du être fumée qu'une seule fois, le soir du cadeau, sans doute, pour faire plaisir...

Tout comme le coffret lui-même, ces trois pipes sont, après presqu'un demi siecle, dans un état impécable !

Valeur du coffret dans l'état : 136,50 € ( 199.99 US$)

Jusqu'à peu, on pouvait croire que l'époque des pipes gainées était révolue et que ces colonnes n'étaient en fait qu'un bout d'histoire de la pipe. Or il se fait que la maison française Chacom tente actuellement de remettre ce type de pipes sur le marché. Elle propose sous le nom de "Bamboo" une série dont la tête est enveloppée d'un fin tressage de fibre végétale teintée. En voici deux modèles :

Les têtes sont tournées à Saint Claude, le tressage est délocalisé en Thaïlande puis la pipe est montée et finalisée dans la maison mère. Cet aller-retour n'arrange sûrement pas la réduction des gaz à effet de serre.

Un des revendeurs (1) de cette collection m'assure, après inspection de l'intérieur du fourneau, que le bois semble d'excellente qualité. Il ne s'agirait donc pas de camoufler une Bruyère impropre à la réalisation de pipes nues (2).

Un coup de téléphone aux responsables de la maison Chacom n'a pas apporté, pour l'instant, de réponse à la question de la nature exacte du végétal employé. A suivre...

Un autre article dans ce chapitre des pipes gainées présente une pipe tressée de rotin. A des fins comparatives, je vous en propose une nouvelle dans ce billet.

On l'avait déjà évoqué dans le premier article : prendre le tournant qui mène de la tige au fourneau pose quelques problèmes techniques qui semblent être résolus avec difficulté et moins d'élégance chez Chacom comparé à cette pipe anonyme au tuyau rouge.

On aurait pu penser qu'en utilisant des fibres plus fines, cette transition aurait pu se faire de manière plus douce.

En revanche, Chacom a trouvé une solution pour ne pas baguer ni le bord du foyer, ni la jonction entre la tige et le tuyau. Ces ajouts métalliques confèrent de la balourdise. L'entreprise française est arrivée à les éviter et c'est indéniablement un point positif. La question qui reste en suspend est celle de la résistance à l'usure du temps pour ces deux extrémités.

Enfin, l'effet du temps et de la chaleur sur la teinte du gainage est sûrement aléatoire. Chacom a privilégié le coté fun au lieu des couleurs naturelles des végétaux. Est-ce le bon choix pour un public très sensible aux textures et aux couleurs de la Bruyère nue ?

Valeur de la pipe anonyme : 16,20 € (Estate)

Valeur de la pipe Chacom : 134,00 € ou 125 € selon le vendeur
(Prix relevés le 27 sept 2007)